Il y a 2,5 millions d’années, nos lointains ancêtres génétiques étaient très différents de nous et notre espèce était végétarienne. Depuis, elle s’est mise à manger de la viande, ce qui en a fait une espèce omnivore qui consomme de tout. Depuis quelques années, absolument tout en ne laissant rien pour l’avenir.

En quelques heures de chasse, un carnivore s’empare d’un concentré de protéine animale qu’un autre organisme vivant a mis plusieurs années à fabriquer. À l’image du capitalisme moderne qui en a hérité des pulsions, c’est très rentable. Cela a fait de nous une espèce prédatrice de toutes les autres. Même parfois pour nous-mêmes, par le cannibalisme de notre propre espèce. Lorsque le cannibalisme carné est devenu inadmissible, Victor Hugo considérait qu’il était devenu économique.

La génétique étant cumulative, ce qu’une espèce a été ne disparaît jamais entièrement et peut revenir sous une autre forme. Même si labourer, semer, sarcler, soigner, arroser, récolter, transformer, engranger est beaucoup moins rentable économiquement à court terme que la chasse, retournant vers ses origines végétariennes, le chasseur-cueilleur s’est fait agriculteur. Le cumul des ressources a conduit à l’augmentation de la population, alors que la sédentarité a entraîné l’élaboration des premières cités.

Les limites psychiques et instinctives du chasseur-cueilleur étant liées à sa position dans le groupe restreint de sa tribu, la vie dans la cité était fréquemment agitée par d’imprévisibles et brutaux rapports de force. C’est ce que nous retenons de Babylone et que Saint-Augustin a bien compris en le qualifiant de péché originel.

La géniale clairvoyance de Zoroastre, Hammurabi ou Cyrus, et même celle du Christ, n’ont pas réussi à inciter le chasseur-cueilleur à transcender sa crainte féroce de manquer de tout.

Lorsque le magma tribal est plongé dans la multitude anonyme comme une écume de mer dans un tourbillon assourdissant, les liens familiaux se perdent. Les contours entre les tribus deviennent flous. Devenant insaisissables, ces contours flous adoptent, comme l’a écrit Karl Marx, la forme de la lutte des classes.

Mon grand-père Eugène Bourgeois et son frère Albert ont eu accès à ce que la société du début du XXe siècle avait de mieux à offrir. Tous deux ont fait d’excellentes études au séminaire de Chambly. Tous deux étaient passionnés par l’automobile, qui en était encore à ses premiers balbutiements, et les innovations technologiques de l’époque. Sûrement autant que la jeunesse d’aujourd’hui peut l’être par l’informatique, les jeux vidéos et les réseaux sociaux.

À une époque où il était rare de posséder une voiture, mon grand-père Eugène en a lui-même assemblé plusieurs. Si je me souviens bien, son permis de conduire à Montréal portait le numéro 19. Son frère et lui étaient d’excellents cavaliers et tous deux jouaient également du saxophone. En 1919, ils étaient propriétaires de magasins de pièces mécaniques et organisaient des démonstrations de motocyclettes là où allait être construit quelques années plus tard le stade Delorimier.

            Les origines de l’Église catholique, comme beaucoup d’autres religions d’esprit agraire, remontent à une époque durant laquelle nous pouvions, contrairement à aujourd’hui, faire la différence entre Caïn et Abel, entre le chasseur-cueilleur et le paisible agriculteur.

            Tout au long de leur histoire, toutes les églises se sont débattues entre ces deux pulsions. Toutes, elles ont parfois été la première ou la deuxième, mais jamais, même en période d’accalmie, sans être un peu des deux.

La vie pour les Bourgeois du début du XXe siècle a été belle et bonne jusqu’au décès de mon arrière-grand-mère Emma St-Jean. Elle aurait déshérité ses deux fils, Eugène et Albert, en léguant la meilleure part de l’héritage familial aux Sœurs Grises qui, écoutant leur part tribale de chasseur-cueilleur en prétendant sauver son âme à sa place, n’ont évidemment pas hésité à l’accepter. Ceux qui disaient accompagner toutes et tous dans le malheur y contribuaient aussi parfois.

Cela a évidemment été un coup dur pour notre famille et une très grande déception pour mon grand-père Eugène, qui n’a pas hésité ensuite à quitter la foi catholique dans laquelle il avait pourtant été si bien éduqué.

Les épreuves ne se sont pas arrêtées là. Eugène et Albert étaient de ceux qui ont vu poindre à l’horizon l’effrayant tsunami de la grande crise économique de 1929, qui allait briser et disperser d’innombrables familles.

Mon grand-père avait épousé, la femme qui allait devenir notre grand-mère, Marie-Anna Bergeron à Windsor Nord (maintenant Windsor Mills), près de Sherbrooke dans les Cantons-de-l’Est. L’odeur de la bonne terre agricole n’était pas loin.

 

Le retour à la bonne terre devenant irrésistible, quelques semaines avant le krach boursier de 1929, les deux frères ont vendu tout ce qu’ils avaient à Montréal et ont acheté une terre sur le 10e rang près de Windsor. Mon grand-père a également ouvert un atelier de mécanique générale à Windsor, près de Greenlay, qu’il a opéré durant quelques années. Il est finalement entré chez Domtar en tant que machiniste. Il y a travaillé jusqu’à sa retraite à 65 ans. Tout en restant fier Bourgeois, il était devenu ouvrier. Ses fils et filles encore plus. Mon père, son aîné, a été ouvrier sans spécialisation en usine.

Le prochain texte portera sur ce fils aîné et son retour à Montréal, où il est né en 1919.

 

 

 

Révision de texte:  Valentine B.  (info@bourjoi.com)

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