Qu’en est-il du statut des artistes ?

L’homme des cavernes, il y a au moins 30 000 ans de cela comprenait déjà qu’il ne vivait pas que de pain.

Malgré une précarité extrême, le froid, la faim et la peur tous les jours d’être mangé plutôt que manger, l’homme des cavernes qu’on suppose grossier et inculte a laissé d’innombrables traces de son identité d’Homo Sapiens. Homo Sapiens qui ne peut être Humain et sapiens sans art.

Durant des millions d’années Homo Sapiens n’a été qu’un animal comme les autres transis d’une sublime inquiétude en plus.

L’inquiétude venant d’une conscience semblant sans objet s’éveillant sans vraiment le savoir jusqu’à ce qu’il réalise qu’il pouvait volontairement, contrairement à tous les autres animaux, apposer sur les parois verticales plutôt qu’au sol, une impression en négatif venant de son propre souffle pigmenté, de la trace inoubliable de son exceptionnelle humanité.

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Tout art véritable est recherche d’humanité

Il en a été ainsi jusqu’à ce que tout ce qui fait l’humain ne devienne qu’objet de commerce, de pouvoir, ou de prestige.

L’art vivant

Laurent Danchin, critique d’art et essayiste français décédé en 2017 disait qu’être artiste créateur n’était pas qu’une occupation comme tant d’autres, mais bien une nature. 

Ernst Gombrich, l’historien de l’art le plus prestigieux du XXe siècle, disait que l’artiste véritable était celui qui dialoguait avec son œuvre plutôt qu’avec son public (le marché).

Lorsqu’un(e) jeune enfant découvre le piano, au début il pioche à qui mieux mieux sur les touches. Lorsque cet enfant a suffisamment pioché sur les touches et suffisamment entendu vibrer le piano, lorsque le piano est devenu harmonies et émotions, c’est le piano qui finalement joue du pianiste.         

J’ai fait le choix de vie de l’art il y a plus de soixante ans. Tous les matins, autour de quatre heures, je m’éveille. Cela est rarement au milieu d’un rêve. Presque toujours au milieu d’un questionnement artistique. Pour l’inconscient, le rêveur des profondeurs psychiques de l’être, creuser le sens d’une vie ou en faire de l’art est du pareil au même. 

En 2016 j’ai loué au coût de 500 $ pour trois jours un petit espace de 10 x 10 pieds à l’occasion de la troisième édition du Salon de la sculpture au Palais des congrès de Montréal.

 Le public pouvait y voir des centaines d’oeuvres de grande qualité venant de toutes les régions du Québec. 

Au Québec, la sculpture, qui ne se fait pourtant qu’à grands frais, représente moins de 10 % de la valeur totale du marché de l’art. Au sein même de la sculpture, une trop large part des budgets est consacrée à l’art contemporain, une forme d’orthodoxie esthétique marchande venant de la mondialisation de tout et de tous, qui ne nous ressemble pas du tout, comme il est écrit dans l’ouvrage de Gilles LIPOVETSKY et Jean SERROY L’esthétisation du monde: Vivre à l’âge du capitalisme artiste.

Dans mon quartier, Hochelaga-Maisonneuve, je suis appelé, avec raison, artiste ouvrier. Les hasards et décisions de la vie ont ainsi fait que je m’identifie aisément à l’un comme à l’autre. J’expose mes œuvres depuis 1968 et ai travaillé durant vingt-cinq ans dans des usines et sur des chantiers de construction d’un bout à l’autre du Québec. Pour cela, et parce que cela se disait beaucoup au début de mon cheminement artistique, j’associe aisément le sculpteur à l’ouvrier.

Dame de Brassempouy

L’ouvrier construit le monde matériel pour qu’on y vive et le sculpteur artiste en arts visuels, pour que le sens du monde laisse des traces matérielles permanentes au même titre que la Dame de Brassempouy, le David de Michel-Ange, le penseur de Rodin et bien d’autres œuvres plus récentes.

David de Michel Ange

Le penseur de Rodin

Lorsque j’étais membre du Conseil de la Sculpture du Québec (CSQ) (1978), nous avions l’habitude de qualifier les sculpteurs de travailleurs culturels. L’artiste sculpteur, comme l’ouvrier, devait malgré des conditions de vie modestes apprendre à maîtriser un beau métier et traiter avec beaucoup de respect le poids de vie et de sueur humaine que portent les matériaux.

Une pièce de bois n’a jamais été qu’un objet de consommation. Cette pièce vient d’un arbre qui a été vivant. Un arbre transformé de toutes sortes de manières par la sueur du travail humain avant de parvenir à l’ouvrier constructeur, à l’artisan ou à l’artiste créateur de sens.

En 1961 le gouvernement du Québec a décidé d’allouer 1% des budgets de construction à l’intégration de l’art à l’architecture.

https://www.mcc.gouv.qc.ca/index.php?id=6089

Au milieu des années 80, mes amis sculpteurs voyaient bien que le 1% servait fréquemment à l’achat de mobilier architectural plutôt qu’à l’intégration d’œuvres d’art. Certains architectes supportaient mal que l’oeuvre d’un artiste en arts visuels fasse ombrage à leur projet.

En 1988 Québec a promulgué la loi S-32.01 portant sur le statut professionnel des artistes des arts visuels, des métiers d’art et de la littérature et sur leurs contrats avec les diffuseurs : 

http://legisquebec.gouv.qc.ca/fr/ShowDoc/cs/S-32.01

Une loi qui en accordant un statut légal d’existence à l’artiste a fait uniquement pour cette époque une très grande différence.

Sceau artiste professionnel

À la demande du gouvernement du Québec, les associations disciplinaires regroupant différentes formes d’art comme la gravure, la peinture et la sculpture ont dû former le Regroupement des Artistes en Arts Visuels du Québec (RAAV).

Fondé en 1991, le RAAV est devenu en 1993 l’unique association d’artistes légalement habilitée à déclarer qu’un artiste est professionnel au sens de la loi.

Le CSQ (Conseil de la Sculpture du Québec), existe toujours et s’occupe de symposiums de sculpture et d’organisation d’événements publics de sculpture.

La loi sur le statut professionnel de l’artiste n’a pas suffi à obtenir le respect de certains programmes gouvernementaux qui imposent leurs propres critères. Par exemple le programme d’intégration de l’art à l’architecture persiste à refuser la candidature de nombreux artistes qualifiés de professionnels au sens de la loi en lui substituant leurs propres critères sans égards à la carrière, la formation et le statut professionnel de l’artiste. En fait à l’essence même de ce qu’implique de pratiquer l’art toute une vie, quelles que soient les conditions matérielles et sociales.

Que ce soit le programme d’intégration de l’art à l’architecture, ou d’autres programmes gouvernementaux, les artistes professionnels semblent être sans arrêt évalués comme s’ils étaient d’éternels apprentis. Comme si à chaque occasion ils n’étaient que des étudiants de CEGEP passant un examen de passage contrairement à ce qui se fait au Conseil des Arts du Canada.

Comme si à chaque occasion où un ouvrier entre sur un chantier ses cartes de compétence étaient remises en cause. Ou un médecin qui aurait à reprendre son internat à l’occasion de chacune de ses candidatures.

Il n’y a pas là de statut respectable.

De plus, comme nous devons le constater dans une communication du RAAV du 2 février dernier, malgré l’évolution remarquable du Québec depuis 1988, en 2021 le statut de l’artiste reste presque aussi précaire que lorsque le RAAV a été créé :

La Loi sur le statut professionnel des artistes en arts visuels, des métiers d’art et de la littérature et sur leurs contrats avec les diffuseurs (S-32.01) promulguée en 1988 n’a pas pu donner les résultats escomptés. Ainsi, malgré les amendements apportés à cette législation et les nombreux efforts consentis afin d’initier un processus de négociation, nous sommes devant un cuisant constat d’échec. Ce n’est pas faute d’avoir tenté à de maintes reprises d’en arriver à des résultats concrets au cours des ans. 

« L’ineffectivité a un prix et les artistes en arts visuels ne veulent plus avoir à le payer. »

Lors des négociations sur le terrain, l’artiste est fréquemment traité comme un citoyen de seconde zone auquel on ferait une faveur. Ou alors, il est exigé de lui qu’il cède ses droits d’auteurs, comme l’a fait la collection de Loto-Québec, ou qu’il donne gratuitement des œuvres en échange d’une petite promotion sans prestige, ou dépose ses œuvres en consigne sans aucune promesse de résultat ou paye un loyer afin que ses œuvres soient en exposition durant quelques jours, etc. Tout et chacun profite de l’artiste de toutes sortes de manières. Il est un agent économique constant pour plusieurs secteurs de l’économie.

En contrepartie l’artiste est sans cesse bousculé.

Par exemple pour ce qui est de la fiscalité des droits d’auteurs, il n’y en a pas au Canada. Seulement, ce qui est déjà appréciable, au Québec et lorsqu’un artiste réussi à gagner plus de 60 000 $ en droits d’auteur dans l’année, ce qui extrêmement rare, ils n’ont plus aucune incidence fiscale. 

De nos jours, dans notre monde moderne, il y a les artistes dits professionnels au sens de la loi et les non professionnels. Comme dans le monde ouvrier où, selon que vous soyez qualifié (cartes de compétence) pour une chose ou non, vous êtes traité différemment. Une vie déjà précaire est devenue doublement précaire. En plus d’être connu ou non, l’artiste est maintenant professionnel ou non, diplômé ou autodidacte. Question de compliquer les choses encore plus, il y a l’artiste commercial et les autres. En art contemporain, ce sont les collectionneurs qui décident de la valeur artistique des oeuvres en spéculant sur leur valeur marchande.

Lorsque vous faites réparer la carrosserie d’une voiture, c’est le carrossier qui évalue la valeur du travail. De même pour le dentiste. Tel qu’exprimé par Nathalie HEINICH dans Le Paradigme de l’art contemporain : Structures d’une révolution artistique « Lorsqu’il s’agit des artistes en arts visuels, ce n’est pas le cas. Il n’y a que la valeur spéculative de l’œuvre qui est prise en considération. » 

Pire, l’art n’est presque plus artistique, il est devenu thématique et même simple objet de commerce. Une construction logico-mathématique facile à étiqueter ou une simple marchandise.

Une chatte n’y retrouverait pas ses petits, le public non plus. Puisqu’ils sont trop difficiles à évaluer, comme la vie, le talent, la beauté ou le sens artistique, l’art risque de ne plus être que décoratif ou divertissant.

Très souvent, ce qui compte se réduit à l’effet de mode et je le réitère, la désolante valeur marchande qui ne tient aucunement compte des nécessités matérielles de l’artiste.

Sur le marché certains pots de peinture acrylique de 8 onces se vendent jusqu’à 75$ chacun. Un simple tube de penture de 2 onces 10$.

Ce qui évidemment ne tient aucun compte du constant combat personnel, comme disait Gombrich, de l’artiste avec son œuvre et le monde culturel commun. Qu’une œuvre soit le résultat forcément incompréhensible de dix années de vie ou cinquante, importe peu. 

De plus, tristement, ce qui n’est guère mieux, il m’a été enseigné à l’université que l’art devrait être le seul matériau de l’art. Ce qui se résume à considérer que, comme presque tous les autres domaines d’activité humaine à notre époque, hors de l’église il n’y a point de salut. En plus l’artiste doit choisir sa tribu.

Lorsque les empreintes en négatif des mains sur les parois des grottes, les chercheurs remarquent qu’il y a autant de mains de femmes que de mains d’hommes. Il n’y a pas dans le désir d’exprimer son humanité de distinctions.

Au Salon de la sculpture, une initiative admirable de la Fonderie d’Art d’Inverness, il y avait 128 artistes sculpteurs de toutes sortes qui offraient leur travail exceptionnel à leurs frais. Chacun d’eux était un représentant exceptionnel de l’art vivant auquel tous les humains aimeraient participer. L’art qui, pour nous tous, devrait compter le plus puisqu’il est le successeur génétique de l’art que pratiquaient nos ancêtres éloignés, il y a 30 000 ans de cela. 

Art vivant Rupestre

L’art est peut-être le seul domaine d’activité humaine par lequel s’exprime librement la diversité d’être des femmes et des hommes de notre époque avant que la mondialisation n’ait pris possession et uniformisé toutes les cultures et territoires humains. 

Lorsqu’il m’est demandé combien de temps cela me prend pour réaliser une oeuvre, je n’hésite pas à dire que cela requiert une bonne dose d’authenticité quelques soient les inquiétudes matérielles et sociales, tout au long d’une vie de courage et d’audace plus quelques heures, quelques jours, semaines ou mois de travail

À l’occasion du Salon de la sculpture, j’ai présenté une oeuvre qui était le résultat de plus de cinquante années de vie artistique, ce qui vaut bien quelques droits d’auteur, ainsi que huit-cent-cinquante heures de travail dans un atelier que je ne peux éviter de financer et maintenir matériellement, comme tous les artistes, même si au Canada il n’y a que 5% des artistes qui gagnent plus de 15 000 $ par année.

Je le répète: Au canada, le plus meilleur pays du monde, il n’y a que 5% des artistes de toutes catégories qui gagnent plus de 15 000$ par année. 5%

Je ne peux passer sous silence que depuis l’année 2020, ce qui est un remarquable bon début, la ville de Montréal et son Conseil de la culture versent une subvention à la location et à la possession d’un atelier aux artistes.

Pour réaliser l’œuvre en exposition, intitulée Hi-Lo, J’ai utilisé des matériaux dits « de récupération » pour certains et « nobles » pour d’autres. De toute manière ils portent tous un très grand poids de sueur humaine et de valeur environnementale, ce qui leur confère une grande valeur intrinsèque.

Il n’est pas dans le monde des artistes, de chef absolu de tous, comme dans la société. Cela n’est pas nécessaire. Que des modèles. Faire de sa vie une recherche d’art véritable est un engagement, que la plupart des artistes reconnaissent solidairement, qui se fait corps et âme envers soi, l’art, le monde et l’environnement humain.

L’artiste ordinaire arrive à produire l’extraordinaire au quotidien sans aucun salaire ou même, ce qui est généralement le cas, de véritable reconnaissance.

Dans un monde qui de plus en plus ne mesure l’humain qu’à son statut social et sa fortune, l’artiste qui vit surtout pour et par l’art, ce qui n’interdit pas l’obligation d’assurer sa survie matérielle, est plus que jamais nécessaire.

Sans oublier, qu’un dollar investi dans le sport rapporte 3$ à l’état, et un dollar investi en culture en rapporte six. 

En 1988, Québec promulguait enfin, comme mentionné plus haut, la plus que nécessaire loi sur le statut de l’artiste. Cette loi, le temps l’a démontré, manquait de mesures concrètes. Peu pragmatique, si je puis m’exprimer ainsi, tout en accordant un statut à l’artiste et une association comportant pour l’un et l’autre des obligations elle n’imposait aucune contrainte particulière aux interlocuteurs avec lesquels l’artiste doit faire affaire.

Il serait plus que temps de moderniser la loi ainsi que l’attitude des agences gouvernementales envers les artistes en arts visuels au Québec au moins autant qu’à Ottawa sinon plus. Puisque la modernité persiste à progresser.

En 1988 la loi traitait du statut de l’artiste sans établir aucune similitude avec le statut des ingénieurs, des médecins, des comptables, des fiscalistes et bien d’autres domaines d’activité humaine beaucoup moins exigeants que la poursuite corps et âmes d’une pulsion que les hommes des cavernes savaient déjà reconnaître.

Comme par exemple dans le cas de l’artiste, imposer légalement l’inaliénabilité de vrais droits d’auteurs ou la présence de droits de suite comme cela se pratique en France

ou la possibilité d’accéder au statut de trésor national vivant comme cela se pratique au Japon.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Trésor_national_vivant_du_Japon

Ou prévoir fiscalement pour tous les citoyens, pas que quelques-uns, des avantages fiscaux lors de l’achat d’œuvres d’artistes vivants reconnus professionnels au Québec.

Il serait sûrement intéressant de s’informer de l’existence d’autres mesures en usage ailleurs dans le monde ainsi et surtout d’entendre les suggestions auxquelles le RAAV travaille depuis plusieurs années.

Finalement, au coeur d’une pandémie, pourquoi ne pas faire comme Roosevelt qui a sauvé la mise aux artistes à son époque?

https://www.lecho.be/dossiers/coronavirus/quand-roosevelt-sauvait-les-artistes/10230354.html

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