English text follows below
La murale en hommage aux ouvriers de la Vickers, achevée en 1989, a vu sa première exposition à la Maison de la Culture Maisonneuve en 1990, à l’époque où Pierre Larivière y occupait le rôle d’agent culturel. Un poste pour lequel je lui garde une gratitude éternelle, tant son appui a été précieux dans la réalisation de ce projet symbolique.
Durant cette période fascinante de ma vie, je jonglais avec deux réalités profondément distinctes, mais intimement liées : celle d’artiste en arts visuels, où j’exposais mes créations dans deux ou trois expositions annuelles, et celle d’ouvrier, une dimension qui façonnait mes journées du lever au coucher, une productivité inébranlable qui n’a jamais vraiment cessé.
C’était une époque de paradoxe, où pour mes collègues ouvriers, je portais l’étiquette d’« artiste », tandis que pour le monde de l’art, j’étais perçu comme « l’ouvrier ». Cette dualité identitaire a fini par cristalliser, quelques années plus tard, le titre médiatique de « l’artiste ouvrier », un surnom affectueusement accordé par les médias de l’est de Montréal et par l’Atelier d’histoire de Mercier Hochelaga-Maisonneuve.
Mon travail quotidien, je l’exerçais en tant qu’inspecteur en procédés non destructifs dans le département de contrôle de qualité de Vickers, situé dans la « shop 2 », un immense édifice de 150 mètres de long, bordant la rue Notre-Dame près de la rue Viau. Aujourd’hui, cet imposant bâtiment a disparu, remplacé par un gigantesque monticule de terre, mais à l’époque, il représentait une microcosme complexe de vies et d’efforts partagés.
En tant qu’ouvrier arborant fièrement le col bleu-blanc, je me trouvais immergé au cœur d’une micro-société singulière, composée de travailleurs partageant un destin collectif. Le labeur nous liait, nous forgeait, créant des liens profonds que transcendaient les simples relations professionnelles. Ces hommes et ces femmes, au-delà de leur identité de « compagnons de travail », étaient pour moi des individus incarnant une fraternité tacite, née des efforts communs dans un univers façonné par la sueur et le dur métier. Dans cet espace où les machines régnaient, un autre type de lien se tissait, invisible mais bien réel : celui d’une solidarité humaine imprégnée du poids des tâches répétitives et du souffle quotidien de l’usine.
Bien que mon âme ait toujours résonné au rythme de l’art, cette passion personnelle ne faisait pas de moi un étranger dans cet univers laborieux. Même en maîtrisant les gestes et savoir-faire spécifiques aux différents métiers de l’usine, je me percevais comme un témoin temporaire de ce monde, un voyageur dans un territoire que je respectais profondément, mais qui ne constituait pas mon identité première. Mon destin d’artiste, en effet, s’étendait bien au-delà des murs de l’usine, un horizon où je puisais l’inspiration dans les contrastes de ces deux mondes.
Pourtant, au cœur de ce quotidien marqué par l’effort physique, j’éprouvais une profonde admiration pour mes collègues. Ils incarnaient une forme de dignité rarement reconnue : celle de ceux qui construisent le monde matériel sans jamais chercher à s’en attribuer la possession. Ils étaient, à mes yeux, les gardiens de valeurs humaines essentielles. Mon respect pour eux s’enracinait dans une philosophie humaniste : l’ouvrier représente la colonne vertébrale d’une société, une force silencieuse, souvent invisibilisée, mais indispensable à la cohésion sociale.
Comme mes parents et mes grands-parents avant eux, ces ouvriers ne cherchaient ni gloire ni pouvoir. Leur fierté était d’un autre ordre : elle venait de leur capacité à accomplir leur tâche avec rigueur et sens du devoir, à bâtir pour les autres un monde où ils n’auraient peut-être jamais de reconnaissance. Certains parmi eux avaient voué toute leur vie à la Vickers, sacrifiant leur temps et leur santé à un travail dur, souvent ingrat, mais néanmoins essentiel. Leur engagement absolu, souvent ignoré par les instances de pouvoir et la société dans son ensemble, méritait à mes yeux d’être immortalisé.
Ce dévouement se reflétait aussi dans des statistiques troublantes : à l’époque, seulement 8 % des travailleurs de la Vickers atteignaient l’âge de 65 ans. Ce chiffre alarmant n’était pas qu’une donnée brute, il incarnait la réalité cruelle de l’existence ouvrière, une existence faite de sacrifices physiques et de vies écourtées par l’épuisement du corps. Face à cette vérité sociale et humaine, l’idée de rendre hommage à ces travailleurs s’est imposée en moi comme une évidence. Mon art allait être le témoin de leur contribution discrète mais fondamentale, de leur sueur versée, et de leur sacrifice silencieux. Une sculpture, plus qu’un simple monument, serait le symbole pérenne de leur engagement, gravé dans le bronze pour traverser les générations. Car ces ouvriers, en vérité, méritaient de devenir immortels dans la mémoire collective, non pas en tant qu’individus anonymes, mais comme les bâtisseurs invisibles d’une société en perpétuelle construction.
J’avais tout juste seize ans lorsque j’ai choisi de travailler en usine avec mes amis du quartier Hochelaga-Maisonneuve. Je voulais apprendre leurs métiers, les mêmes que ceux de mes ancêtres ouvriers, et en faire la matière première de mon art. Pendant des décennies, j’ai vu les visages de ces hommes marqués par le labeur, et en 1988, j’ai pris la décision qu’il était temps de graver ces visages dans la pérennité du bronze.
J’ai réalisé des empreintes en alginate des visages de six ouvriers de la Vickers, chacun représentant des milliers d’autres, de manière à ce que leur visage soit fidèlement reproduit dans la sculpture. Pour moi, c’était la première fois dans l’histoire que des ouvriers étaient ainsi immortalisés en bronze, avec une précision saisissante, capturant l’essence même de leur existence.
Chaque empreinte d’alginate a été minutieusement prise sur le visage de l’ouvrier, puis une épaisse couche de plâtre a été appliquée pour créer une coque solide. Ensuite, j’ai appliqué de la cire chaude à l’intérieur des moules d’alginate. L’alginate capture le moindre détail, y compris les textures fines comme les empreintes digitales. Les visages avaient été moulés avec les yeux fermés, il a donc fallu que je sculpte soigneusement les yeux ouverts dans la cire.
Les visages qui apparaissent dans la murale appartiennent à Wildor Aubuchon, 57 ans (27 ans de service), Georges-Henri Lavallée, 60 ans (35 ans de service), Gaston Giroux, 62 ans (26 ans de service), André Raynard, 51 ans (13 ans de service), Marcel Couture, 58 ans (36 ans de service) et André Rémillard, 29 ans (11 ans de service). Chaque visage est l’écho d’une histoire unique, mais aussi celui d’un collectif d’ouvriers dont la vie a été façonnée par le même marteau du labeur.
La murale elle-même est structurée en quatre segments, chacun représentant une saison de l’existence de la Vickers. Le premier segment, le printemps, ne montre qu’un seul visage, symbole de la gestation et du début de la croissance. Ensuite vient l’été, période de prospérité, où les visages se multiplient, reflétant l’apogée de l’usine. L’automne, période de maturité, montre une stabilisation, puis l’hiver, où la production se réduit et la relève tente de maintenir l’équilibre face à l’inéluctable.
Chacun des segments est orné de médaillons représentant certaines des réalisations des ouvriers de la Vickers, incluant le logo de leur syndicat de l’époque, la CSN (Confédération des syndicats nationaux).
Chaque visage est également dupliqué : une première fois avec les yeux grands ouverts, comme dans la vie quotidienne, et une seconde fois de manière plus abstraite, symbolisant l’anonymat auquel ces ouvriers étaient souvent réduits. Au bas de la murale, un ouvrier central semble porter le poids de toute l’œuvre sur ses épaules, une métaphore visuelle du rôle crucial qu’ont joué ces hommes.
Après son exposition à la Maison de la Culture Maisonneuve, la murale a été acquise par le syndicat et installée de manière bien visible dans leur hall d’entrée au 1601 rue de Lorimier à Montréal.
À propos de l’artiste, Bourjoi : https://bourjoi.com/bourjoi-2024/
English version. Sculpture Homage to the Vickers workers.
The mural in homage to the Vickers workers, completed in 1989, was first exhibited at the Maison de la Culture Maisonneuve in 1990, at a time when Pierre Larivière was serving as cultural officer. I hold him in eternal gratitude for his support, which was invaluable in the first public exhibition of this meaningful project.
During this fascinating period of my life, I navigated two profoundly distinct yet intimately connected realities: that of a visual artist, where I showcased my creations in two or three annual exhibitions, and that of a worker, two realm that shaped differently my days from sunrise to sunset, an unwavering productivity that has never truly ceased.
It was a time of paradox, where for my fellow workers, I bore the label of “artist,” while for the art world, I was seen as the “worker.” This duality of identity eventually crystallized, a few years later, into the media title of “the worker-artist,” affectionately bestowed upon me by the media of eastern Montreal and by the Atelier d’histoire of Mercier Hochelaga-Maisonneuve.
At Vickers, in those days, my work took place as a non-destructive testing inspector in the quality control department, located in “shop 2,” an enormous building 150 meters long, bordering Notre-Dame Street near Viau Street. Today, this imposing building has disappeared, replaced by a gigantic mound of earth, but at the time, it represented a complex microcosm of lives and shared efforts.
As a proud worker donning the blue-white collar, I found myself immersed in a unique micro-society, composed of workers bound by a shared destiny. Labor united us, shaped us, forging deep bonds that transcended mere professional relationships. These men and women, beyond being mere “workmates,” represented for me individuals embodying a tacit brotherhood, born from shared efforts in a universe molded by sweat and hard labor. In this space where machines reigned, another type of connection was formed, invisible but real: a human solidarity infused with the weight of repetitive tasks and the daily breath of the factory.
Though my soul always resonated to the rhythm of art, this personal passion did not make me a stranger in this laborious world. Even mastering the gestures and expertise specific to the various trades of the factory, I saw myself as a temporary witness to this world, a traveler in a territory I deeply respected but that did not form the core of my identity. My destiny as an artist, in fact, extended far beyond the walls of the factory, a horizon where I drew inspiration from the contrasts between these two worlds.
Yet, at the heart of this daily life marked by physical effort, I felt profound admiration for my colleagues. They embodied a kind of dignity that was rarely acknowledged: the dignity of those who build the material world without ever seeking to claim ownership over it. To me, they were the custodians of essential human values. My respect for them was rooted in a humanistic philosophy: the worker represents the backbone of society, a silent force, often rendered invisible, but indispensable to social cohesion.
Like my parents and grandparents before them, these workers sought neither glory nor power. Their pride was of another kind: it stemmed from their ability to accomplish their task with precision and a sense of duty, to build for others a world in which they might never receive recognition. Some among them had dedicated their entire lives to Vickers, sacrificing their time and health to hard, often thankless, yet essential work. Their absolute commitment, often ignored by the powers that be and society as a whole, deserved, in my eyes, to be immortalized.
This dedication was also reflected in troubling statistics: at the time, only 8% of Vickers workers reached the age of 65. This alarming figure wasn’t just a raw number; it embodied the harsh reality of the working-class existence, a life of physical sacrifice and lives cut short by the exhaustion of the body. Confronted with this social and human truth, the idea of paying tribute to these workers became self-evident to me. My art would bear witness to their discreet but fundamental contribution, to the sweat they shed, and to their silent sacrifice. A sculpture, more than just a monument, would stand as the enduring symbol of their commitment, engraved in bronze to traverse generations. For these workers, in truth, deserved to become immortal in the collective memory, not as anonymous individuals, but as the invisible builders of a society in perpetual construction.
I was just sixteen years old when I chose to work in the factory alongside my friends from the Hochelaga-Maisonneuve neighborhood. I wanted to learn their trades, the same ones practiced by my working-class ancestors, and make them the raw material of my art. For decades, I observed the faces of these men, marked by labor, and in 1988, I decided it was time to engrave these faces into the permanence of bronze.
I made alginate casts of the faces of six Vickers workers, each representing thousands of others, to ensure that their likenesses were faithfully reproduced in the sculpture. To me, it was the first time in history that workers were immortalized in bronze with such striking precision, capturing the very essence of their existence.
Each alginate cast was meticulously taken from the worker’s face, followed by the application of a thick layer of plaster to create a solid mold. I then applied hot wax inside the alginate molds. Alginate captures the finest detail, including textures as delicate as fingerprints. The faces were molded with closed eyes, so I had to carefully sculpt the open eyes in the wax.
The faces that appear in the mural belong to Wildor Aubuchon, 57 years old (27 years of service), Georges-Henri Lavallée, 60 years old (35 years of service), Gaston Giroux, 62 years old (26 years of service), André Raynard, 51 years old (13 years of service), Marcel Couture, 58 years old (36 years of service), and André Rémillard, 29 years old (11 years of service). Each face echoes a unique story, but also that of a collective of workers whose lives were shaped by the same hammer of labor.
The mural itself is structured into four segments, each representing a season in the existence of Vickers. The first segment, spring, shows only one face, symbolizing gestation and the beginning of growth. Then comes summer, a time of prosperity, where faces multiply, reflecting the factory’s heyday. Autumn, a period of maturity, shows a stabilization, and finally winter, where production diminishes, and the younger generation tries to maintain the balance in the face of the inevitable.
Each segment is adorned with medallions representing some of the accomplishments of Vickers workers, including the logo of their union at the time, the CSN (Confédération des syndicats nationaux).
Each face is also duplicated: first, with eyes wide open, as in everyday life, and then in a more abstract manner, symbolizing the anonymity to which these workers were often reduced. At the base of the mural, a central worker appears to carry the weight of the entire piece on his shoulders, a visual metaphor for the crucial role these men played.
After its exhibition at the Maison de la Culture Maisonneuve, the mural was acquired by the union and prominently installed in their entrance hall at 1601 de Lorimier Street in Montreal.
About the Artist, Bourjoi : https://bourjoi.com/bourjoi-2024/