Abel
Sculpture : Bois, Acier, Fonte, Papier acrylique, Sisal, 88 x 162 x 68 cm
English version follows below
Au commencement, lorsque l’horlogerie a tissé ses premiers rouages, l’idée de Dieu s’est muée en celle du grand Horloger, maître d’un cosmos mécanique. Puis la vapeur a soufflé une autre vision du monde, l’atome l’a fracturée encore, et l’ordinateur, cette « machine universelle » selon Pierre Lévy, a redessiné nos horizons.
Aujourd’hui, l’informatique, drapée dans les voiles numériques de l’intelligence artificielle, s’élève peut-être comme l’ultime création d’un monde artificiel, un miroir brisé où se reflètent nos ambitions.
L’esprit rationnel, cet hémisphère gauche maladroit dont Iain McGilchrist déplorerait la cécité, domine notre Occident chéri, plus que tout, même Dieu. Il scrute le monde à travers l’étroit faisceau d’une lampe de poche, un œil rivé à un trou de serrure, aveugle aux nuances.
Pour lui, l’hirondelle ne manque jamais de chanter le printemps, mais dans sa linéarité binaire – ouvert ou fermé, séquentiel ou rien – il étreint des idées, des objets, comme des clés uniques ouvrant toutes les portes.
À cette époque, mes mains façonnaient des sculptures de bronze, matière organique née de la cire sensible aux pressions et à la chaleur. Le noble métal fondue dans le feu pour en adopter les formes les plus délicates.
Les couleurs sans substance propre à elles, elles, ne vivent qu’en vibrations, en longueurs d’ondes captées par un œil et révélées par un cerveau qui rêve ce que l’œil a effleuré. Certains yeux, froids, ne perçoivent que l’intensité de la lumière – noirs, blancs, gris entrelacés. L’artiste, lui, s’entraîne à voir au-delà, à saisir les nuances invisibles, à faire sens de l’insaisissable.
L’ordinateur, tel un projet Manhattan sans fin, a envahi nos jours. Mon œuvre, ce rêve formel que je caressais pour un lointain demain, ne pouvait se réduire à une simple matière. Le whisky n’est whisky qu’avec son arôme ; l’humain, lui, est indissociable de son souffle vivant et de son esprit qui perçoit, seul, l’infini. La figure christique, suspendue entre ciel et terre, m’a toujours hanté, un homme supplicié pour avoir aspiré à plus que la chair, une souffrance sacrée.

Lorsque l’ordinateur devint personnel, j’ai découvert les mémoires à ferrite : des fils métalliques croisés, des tores magnétiques capturant l’électricité aux intersections des axes X et Y.
L’image s’imposa : un « Homumain » saisi par son humanité, transpercé par ces axes, immolé en croix. L’axe horizontal, traversant les bras tendus, traçait l’horizon commun de la vie, cette coévolution où l’ADN unit nos souffles.
L’axe vertical, spirituel, s’élevait transpersant son torse ouvert vers un cosmos insondable, créant une tension vibrante, presque musicale.
En 1987, idéaliser l’humain semblait encore possible, le placer au croisement de la matérialité sombre et d’une élévation sublime.
L’enfant devenant pianiste, au début, ne fait que heurter les cordes maladroitement, jusqu’à ce que le piano, après des années de vie offerte, fasse vibrer son âme.

Ainsi « Homumain » devint individu et multitude, un écho persistant dans un monde agité, dystopique, où la société rejette parfois le terme « homme » comme une faute.
Cinq mille ans plus tôt, les Égyptiens érigeaient des pyramides de pierre pour la gloire de quelques-uns. Aujourd’hui, malgré les prodiges de la science, nous bâtissons encore des tours matérielles et sociales, à la sueur de tous pour le profit de rares élus.
Le renard creuse son terrier non pour amasser la terre, mais pour vivre ; pourquoi nos technologies divines servent-elles si peu la vie, si souvent la cupidité et l’orgueil ?
Cette utopie avortée m’a poussé à revisiter « Homumain ». De petite sculpture de bronze, il grandit vers la stature humaine. Une digitalisation 3D en a capturé l’âme, et deux coques de contreplaqué, taillées à la fraiseuse, l’ont enveloppé. La structure en T, faite de bois et d’acier brut, s’élève comme une prothèse archaïque, soutenue par des pattes ajustables et un disque doré, vestige d’une inertie historique teintée d’or, symbole ambigu des désastres humains.
Inspiré du christianisme ancien, « Abel » ne repose plus sur une base stable, mais sur une croix revisitée, évoquant les supplices d’il y a vingt siècles, quand les corps étaient offerts à la foule. Le monde moderne, drapé de progrès, préfère les supplices intérieurs, ceux que Noam Chomsky dissèque dans Manufacturing Consent, où l’angoisse remplace le sang.

Le 29 et 30 janvier 2019, j’ai recouvert « Abel » de titres de journaux, découpés au hasard, collés et vernis en une peau fragile. Ces mots, anxiogènes, parlaient de réalités lointaines, indifférentes aux vies simples autour de moi.
Ficelé comme un gigot, son torse porte les angoisses des médias, un supplice invisible qui ronge l’âme. L’horreur naît de leur nombre, de leur vacuité face à l’humain ordinaire.
Exposé aux vents étrangers, le corps d’Abel s’ouvre, perd ses frontières. Le dedans devient dehors, le jardin secret s’efface sous les assauts des idées, des narrations, des menaces immatérielles. Transi de doutes, il incarne la vie suppliante, un écho aux cris de Munch ou aux fractures de Guernica. Abel, premier assassiné par Caïn « avidité contre vie intérieure » reste un symbole intemporel. De siècle en siècle, Caïn frappe, tandis qu’Abel, humble, ne demande qu’à respirer.
J’ai vu tant d’Abel dans les urgences, les bureaux de chômage, les rues du Printemps érable, où des parents en uniforme auraient frappés leurs propres enfants sur ordre.
« Abel » grandit encore : le monde ne s’améliorant toujours pas, un jour, son socle deviendra un baril noir, métaphore de pétrole et de désolation, couronné d’épines modernes.
Une œuvre vivante, suspendue entre passé et avenir, où l’art murmure l’espoir d’un monde qui pourrait renaître.

Abel
At the dawn of time, when clockmaking first wove its gears, the idea of God transformed into that of the Great Clockmaker, master of a mechanical cosmos. Then steam breathed a new vision of the world, the atom shattered it further, and the computer, termed a « universal machine » by Pierre Lévy, redrew our horizons.
Today, informatics, cloaked in the digital veils of artificial intelligence, may rise as the ultimate creation of an artificial world, a fractured mirror reflecting our ambitions.
The rational mind, that clumsy left hemisphere lamented by Iain McGilchrist, reigns over our cherished West, above all, even God.
It peers at the world through the narrow beam of a flashlight, one eye pressed to a keyhole, blind to nuance. For it, the swallow never fails to herald spring, yet in its binary rigidity ”open or closed, sequential or nothing” it clings to ideas, to objects, as if they held the sole key to every door.
At that time, my hands were shaping bronze sculptures, an organic material born from wax sensitive to pressure and heat. The noble metal melted in the fire to take on the most delicate forms.
Colors, without substance of their own, live only in vibrations, in wavelengths captured by an eye and revealed by a brain that dreams what the eye has grazed. Some eyes, cold, perceive only the intensity of light; blacks, whites, grays intertwined.
The artist, for his part, trains himself to see beyond, to grasp invisible nuances, to make sense of the elusive.
The computer, a ceaseless Manhattan Project, invaded our days. My work, that formal dream I nurtured for a distant tomorrow, could not be reduced to mere matter.
Whisky is not whisky without its scent; the human, too, is inseparable from its living breath and its mind, which alone perceives the infinite. The Christ figure, suspended between sky and earth, has always haunted me, a man tormented for aspiring beyond flesh, a sacred suffering.

When the computer turned personal, I encountered ferrite memories: metal wires crossed, magnetic toroids capturing electricity at the intersections of X and Y axes. The image emerged: a « Human » seized by his humanity, pierced by these axes, sacrificed on a cross.
The horizontal axis, crossing his outstretched arms, traced the common horizon of life, this coevolution where DNA unites our breaths.
The vertical, spiritual axis rose, piercing his open torso toward an unfathomable cosmos, creating a vibrant, almost musical tension.
In 1987, idealizing humanity still seemed possible, placing it at the intersection of dark materiality and sublime elevation.
The child becoming a pianist, at first, merely clumsily strikes the strings, until the piano, after years of giving life away, makes his soul vibrate.

Thus « Homumain » became both individual and multitude, an enduring echo in a restless, dystopian world where society sometimes rejects the term « man » as a flaw.
Five thousand years ago, Egyptians raised stone pyramids for the glory of a few. Today, despite science’s marvels, we still build material and social towers, forged in the sweat of many for the profit of a select few. The fox digs its burrow not to hoard earth, but to live—why, then, do our godlike technologies serve life so little, pride and cupidity so often?
This aborted utopia urged me to revisit « Homumain. » From a small bronze sculpture, it grew to human stature. A 3D digitalization captured its essence, and two plywood shells, carved by a CNC mill, enveloped it. The T-shaped structure, crafted from wood and raw steel, rises like a primitive prosthesis, supported by adjustable legs and a golden disk—a vestige of historical inertia, its hue echoing the gold that stains human disasters.
Inspired by ancient Christianity, « Abel » no longer rests on a stable base but on a reimagined cross, evoking the torments of twenty centuries past, when bodies were offered to the crowd. The modern world, draped in progress, prefers internal torments—those dissected by Noam Chomsky in Manufacturing Consent, where anxiety supplants blood.

On January 29 and 30, 2019, I clad « Abel » in newspaper headlines, cut at random, glued and varnished into a fragile skin. These anxious words spoke of distant realities, indifferent to the simple lives around me. Bound like a joint of meat, its torso bears the media’s paralyzing fears, a silent torment that gnaws at the soul. The horror lies in their number, their emptiness before the ordinary human.
Exposed to foreign winds, Abel’s body opens, losing its borders. The within becomes the without, the secret garden fades under assaults of ideas, narratives, immaterial threats. Shivering with doubt, it embodies pleading life, an echo of Munch’s cries or Picasso’s fractured Guernica. Abel, the first slain by Cain—greed against inner life—remains a timeless symbol. Century after century, Cain strikes, while Abel, humble, seeks only to breathe.
I have seen so many Abels in emergency rooms, unemployment offices, the streets of the Maple Spring, where parents in uniform could have struck their own children on command.
« Abel » grows even larger: the world still does not improve, and one day his base will become a black barrel, a metaphor for oil and desolation, crowned with modern thorns.
A living work, suspended between past and future, where art whispers the hope of a world reborn.
