Texte de la chronique de Bourjoi sur le site du média collaboratif Quartier Hochelaga
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DÉPENDANCES

J’allais mettre une pièce de monnaie dans la borne du parcomètre avant d’entrer au Ste-Cath, où se tenait le vernissage de mon amie Geneviève Lebel, lorsqu’un piéton s’est approché de moi et m’a demandé du petit change. Ce n’était pas la première fois que je le voyais. Je lui ai demandé son nom et si, avec son beau sourire et ses yeux brillants, il en faisait une spécialisation. Dans son ouvrage intitulé «L’art de ne pas être un égoïste», Richard David Precht, philosophe allemand, mentionne les recherches de Mihály Csíkszentmihályi selon lesquelles chacun d’entre nous n’est vraiment conscient de soi que 8 % du temps d’éveil ou 4,8 minutes par heure. En quelques minutes, Stéphane a étalé sa vie devant moi. Il sortait de trois ans d’itinérance. Il a sorti des clés de sa poche. Il était fier de dire qu’il avait enfin accès à un logement. Il m’a dit quêter pour satisfaire sa dépendance au café et à la cigarette et a ajouté qu’il devait manger quatre à cinq fois par jour. Quelques minutes de mise en conscience sans amertume ni colère. Il avait bien meilleur caractère que sa condition sociale le laisse supposer. Cinq précieuses minutes qui valaient bien quelques pauvres dollars. Je ne bois ni café ni alcool, la cigarette est pour moi sans intérêt. Je tiens trop à ma clarté d’esprit pour oser quelque drogue que ce soit. Je ne suis pas sans dépendance pour autant. Je suis accro à la vie, à l’art, à l’amour et à l’empathie. Parlons de l’art.

 

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Depuis que j’ai enseigné les arts plastiques à l’école secondaire en adaptation scolaire, je ne fais plus de l’art pour ma satisfaction personnelle. Enseigner est une recherche fébrile de sens au quotidien. Cela ouvre autant l’esprit de l’enseignant que celui de certains élèves. 34 adolescents disparates et un adulte qui tentent de communiquer intensément dans une classe atelier d’arts plastiques en font une agora animée. On n’y enseigne pas tant à tenir un pinceau correctement qu’à faire sens en compagnie de tous pour tous à l’aide d’un pinceau et d’un peu de couleur. L’artiste enseignant vit le plus intense de sa vie debout au centre de cette bulle publique. Ce qu’il fait collabore à la croissance de plus de 200 à 300 esprits par année. Pour la plupart des artistes enseignants, cela est épuisant. Ils n’arrivent plus à pratiquer leur art le soir et la fin de semaine. Un cœur qui bat parmi 35 cœurs ne bat pour lui-même qu’une fois de temps en temps. Une vie qui occupe beaucoup moins de 8 % de ses heures et file pour cela à une vitesse fulgurante. Tout ce qu’il fait est scruté, examiné, et souvent critiqué. L’autre 92 %, tissé d’inquiétudes artistiques et de doutes amplifiés par la gravité de l’univers académique, occupe toute la place. Lorsqu’il sort de l’école, parfois à la retraite, lorsqu’il en a l’énergie, le quartier, la ville, la société elle-même, deviennent la classe atelier de l’artiste. Je ne sais pas si cela est le cas pour tous les artistes, mais je sais que l’artiste enseignant qui a appris à faire battre son cœur pour des centaines d’adolescents ou jeunes adultes durant plusieurs années ne sait plus le faire battre seulement pour lui-même. Tout ce qu’il fait, il le fait pour que d’autres cœurs que le sien ressentent le sublime qui, pour avoir appris à le ressentir en permanence afin de l’enseigner, ne le quitte pas chaque instant de sa vie. Cette dépendance a ses meilleurs moments. Les moments de grâce, comme on disait à une époque moins cynique, alors qu’on croyait que l’humain pouvait être meilleur que lui-même, s’incarnent dans la création du citoyen culturel. Comme l’artiste enseignant, le citoyen culturel ne peut vivre que sur la place publique où il doit être exposé aux regards des cœurs qui battent et des esprits qui ressentent. Nous sommes tous, depuis l’avènement de l’ubiquité télévisuelle et cinématographique, devenus beaucoup plus une idée de nous-mêmes qu’une réalité concrète. Par conséquent, le citoyen culturel sur la place publique est une balise dont nous ne pouvons nous passer. Aussi curieux que cela paraisse, la place publique n’appartient pas au citoyen. Elle appartient aux multiples autorités publiques. N’occupe pas la place publique en permanence qui veut. Je reviendrai sur cet aspect de l’art public dans mon prochain texte.

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